lundi 3 juin 2019

Long extrait - Liù, esclave impériale


Yunnan, neuvième siècle. Le jour se levait au royaume de Nanzhao.
Un premier rayon pénétra les persiennes. Je tentai de prolonger mon sommeil. Mon rêve fuyait déjà, lui qui m’avait semblé si réel. La force de ses bras nus, son parfum musqué contre mes lèvres. Je gardais les yeux fermés pour les retenir. Juste encore une minute. Ces pensées impures qui m’assaillaient depuis le printemps… que m’arrivait-il ? Je glissai une main entre mes cuisses pour remplacer celle qui avait disparu avec le soleil. Cette chaude moiteur mon Calaf, dommage que tu n’en profitais pas. J’enfonçai mes doigts un à un, palpant mes chairs délicieuses, accueillantes. Mon oreiller étouffa les petits gémissements que je lui confiais.


Un tintement de vaisselle m’interrompit soudain. Je feignis de dormir, mais déjà Xianmei, la vieille servante en chef, repoussait les volets. Forcée d’ouvrir les yeux, je réalisai que les couches de mes consœurs étaient vides.
— Quelle heure est-il ? demandai-je d’une voix pâteuse.
— J’ai ordonné qu’on ne te réveille pas, tu as servi le conseil toute la nuit.
— Ils sont sur le pied de guerre, l’Empire…
— Liù ! Tu dois garder le silence, la discrétion reste la qualité première d’une esclave.
— À toi je peux tout dire, me défendis-je, tu es la plus ancienne domestique de Taïzu.
— Officier les soirs de conseil est un honneur, professa Xianmei en s’affairant dans le dortoir. Son Altesse t’accorde sa confiance. Tout ce que tu entends doit rester scellé derrière tes lèvres. Muette comme les carpes rouges du bassin. Ma loyauté au roi Taïzu te semble indéfectible, pourtant crois-moi, ne te fie à personne. On en a vu des fidèles retournés par l’ennemi. Sortilège et poisons sont légion à la cour. La peur pousse à commettre bien des crimes. Mais laissons cela. Ne traîne pas au lit, le Prince t’a fait mander !
Je m’agenouillai sur ma natte, pleine d’espoirs.
— Calaf ?
— Ne rêve pas, petite sotte ! Il s’agit du fils suprême, il choisit de nouvelles suivantes ce matin. Ta façon de servir le thé lui a beaucoup plu hier soir.
Nos regards se croisèrent. L’ancienne m’adressa un sourire désolé. Je soupirai.
— Le prince Ping, ce porcelet lubrique…
— Ne parle pas comme ça, il remplacera bientôt son père sur le trône, me sermonna Xianmei.
Puis elle ajouta avec une courbette :
— Que les Dieux protègent Son Altesse le roi Taïzu pour mille ans encore.
Je me hâtai de saisir la cruche de terre cuite et la cuvette qu’elle me tendait. Les esclaves n’avaient pas le loisir de discuter les ordres.
Je m’aspergeai d’eau froide, puis Xianmei entreprit de me peigner.
— Tes cheveux, quelle pagaille ! J’envie les rêves qui te décoiffent ainsi.
Je rougis sans lui répondre. La rude toilette n’avait pas encore tiédi mes ardeurs du matin. Elle continua.
— Un conseil, pour Ping. Les oies blanches l’excitent, alors ne lui offre pas l’image d’une pucelle à initier. Mais ne joue pas non plus la pouliche indomptable, il voudra te dresser. Incarne plutôt une plate et ennuyeuse soumission. Il déteste les filles trop dociles, celles qui se plient à ses caprices sans joies ni honte, en se retenant tout juste de bâiller.
Je restai coite. Jamais Xianmei ne m’avait tenu ce genre de propos. Je n’étais même pas sûre de comprendre de quoi elle parlait.

La domestique lissa mes cheveux avec de l’huile d’amande, puis m’aida à revêtir un hanfu de soie noire, l’uniforme des esclaves, barré de la ceinture or qui marquait le service personnel du roi. Un pinceau de poudre à la main, elle sembla hésiter, puis finalement se contenta d’estomper la tache de naissance en forme de lune qui ornait mon décolleté.
— J’aimerais t’enlaidir, mais ta fraîcheur supplante toutes mes ruses, marmonna-t-elle.
Avant de soupirer :
— Si tu avais pu rester enfant, loin des convoitises…
Je la rassurai d’un sourire. Elle me croyait si pure. J’avais beau être vierge, pour rien au monde je n’aurai renoncé au désir qui me brûlait le ventre. Sentir mes seins s’épanouir, le regard des hommes se voiler, leur élocution se troubler alors que je servais le thé. Il fallait pourtant que je tienne mon rang. Le roi Taïzu, en probe souverain, n’admettait pas qu’on distraie ses ministres et ses généraux. Quant au prince Ping, j’aurai mieux fait de lui ébouillanter la jambe au passage. J’avais manqué de prudence en jouant de mes charmes naissants, et j’en payais le prix fort.
L’idée que ce gommeux pose les yeux sur moi me révulsait. Mais pas assez pour éteindre le feu entre mes cuisses. Je les serrais l’une contre l’autre, pour entretenir l’illusion de mon rêve. Les paroles de Xianmei ne me parvenaient plus que de loin. Je laissais ses mains préparer mon corps. À la cour du roi Taïzu, j’avais toujours été une esclave bien traitée, alors pourquoi m’inquiéter ?


Xianmei m’introduisit au Palais de l’Est, dans les appartements du prince héritier. Le fils aîné du roi possédait sa propre suite, je visitais cette partie de la cité pour la première fois. Contrairement au zen épuré des quartiers de mon Roi, les pavillons d’ici suintaient le luxe. Murs grenat, fleurs rares, bois sculptés, coffres laqués, soieries et pierres précieuses ornaient tapisseries et objets de culte. Une dizaine d’autres filles attendaient dans un premier salon sous la garde d’eunuques en habit. Xianmei me serra le bras en signe d’encouragement, avant de disparaître.
Je ne connaissais aucune des esclaves présentes. Elles portaient des ceintures rouges, bleues, violettes, ou blanches, moi seule servais Taïzu en sa cour intérieure, mais la cité royale comptait des dizaines de milliers d’esclaves, dans tous les palais et ministères, tous les jardins, cuisines et écuries. Une question me brûlait les lèvres : à peine sortie de l’adolescence, que faisais-je au milieu de ces femmes accomplies ?
Une étrangère attira mon attention, elle ne portait pas notre uniforme. Sans doute devait-elle provenir de l’extérieur de la cité. Son visage plat, plus clair que les nôtres, trahissait ses origines tartares. Ses formes pleines tendaient sa tunique de brocart bleu azur. Je la trouvai superbe, les hanches larges, la bouche accueillante. À ses côtés, je ressemblais à un moineau famélique. Mon regard s’attarda sur sa poitrine que je devinais lourde. Elle me sourit. Je rougis, intimidée par son aisance. Assise sur un fauteuil bas, elle balançait sa jambe sans pudeur, loin des codes habituels de la cour. Je l’enviais pour sa liberté, mais elle se redressa d’un coup. Ping entrait. Nous tombâmes à genoux, le front contre le sol.
Le chef des eunuques nous ordonna de nous lever, de nous aligner. Le Prince nous toisa d’un coup d’œil circulaire. Après avoir vérifié qu’aucune ne manquait, il nous passa en revue comme des chevaux de montagne avant une expédition, redressant un menton ou pinçant une fesse de ses horribles doigts.
Il portait les ongles longs, laqués de vernis marron. Je courbai la tête pour cacher mon dégoût. On disait dans les couloirs qu’il refusait de les couper depuis l’âge de douze ans, par coquetterie. Cette mode avait été apportée à la cour par un visiteur d’Inde ou du Bhoutan, on ne savait plus. En tout cas un pays où les ongles longs signaient la noblesse, preuve que l’homme ainsi pourvu ne travaillait pas de ses mains. Les domestiques riaient de cette précaution inutile, personne dans le royaume n’ignorait la paresse du Fils suprême.

Arrivé devant l’étrangère, il recula d’un pas pour mieux la contempler. Elle était aussi grande que lui. Les yeux de la belle lançaient des éclairs, mais elle se mordait les lèvres pour ne pas rire.
— Le Prince Héritier vous amuse ? demanda Ping d’un ton courroucé.
Elle secoua la tête en signe de dénégation, mais son sourire s’épanouit plus encore. Je n’en revenais pas. Pourquoi ces minauderies ? Serait-il possible que ce faraud lui plaise ? Cette fille que j’imaginais galoper dans les steppes me fascinait. Ses cuisses et ses fesses musclées… De nouveau le désir me chauffa le bas-ventre. D’un geste, Ping indiqua aux eunuques d’emmener la Tartare. Quel gâchis ! Rien ne la destinait pourtant à garnir les salons. Mais je comprenais mieux les goûts du Fils aîné maintenant. Je me forçai à adopter un visage de marbre. Pas question de la suivre au sérail ! Si j’y entrais, jamais je ne reverrais Calaf.
Le prince parvint à ma hauteur. Je ne desserrais pas les dents. Il ricana.
— Quel est ce menton arrogant ? N’est-ce pas la petite esclave qui faisait des mines hier soir dans le salon du vieux ?
Je suffoquai de l’entendre manquer de respect à son père. Ping me contourna et poursuivit dans mon dos.
— Tu montrais un autre visage, hier en servant le thé. Enfin, quand le Prince Héritier dit visage…
D’un coup il glissa une main sous mon habit, juste entre mes fesses. Je glapis de surprise. Il revint devant moi en léchant ses doigts d’un air connaisseur.
— C’est bien ce que je pensais. Tu mouilles sans retenue, ton visage est fermé, mais ton cul n’attend que moi.
J’ouvris de grands yeux scandalisés. Il amorça un geste aux eunuques.
— Emmenez-là.
— Non ! Attendez ! Sa Majesté le roi… son déjeuner… mon service.
Je tombai à genoux. Ping sembla hésiter. Je demeurais prostrée, l’autorité de son père brandie en guise de défense. Il déclara d’une voix mauvaise :
— File aux cuisines. Mais ne te réjouis pas, le Prince Héritier organisera ton transfert dès ce soir. Simple formalité.
Il m’agaçait à parler de lui à la troisième personne. Je ne pus retenir un regard haineux et me hâtai vers les portes, serrant mon hanfu contre moi. J’entendis son rire dans mon dos.
— Pas la peine de te draper dans ta dignité, petite allumeuse, le Prince voit clair dans ton jeu. Le coup de la tigresse blessée, rien de tel pour exciter mon instinct de chasseur !
Je regagnai les quartiers royaux les joues en feu. J’avais échoué.
Toute la matinée, j’œuvrai dans la crainte. Après le petit-déjeuner, j’avais débarrassé la vaisselle avec déférence. Le roi avait toujours apprécié mon travail. Toutes ces années au service de Taïzu, un souverain bon et respectueux, pour finir dans le sérail de ce porc ? J’en frémissais d’horreur.
Si seulement Calaf, le deuxième fils, avait collectionné les femmes lui aussi, je me serais jetée à ses pieds, mais il avait hérité du sérieux de son père. Il passait ses matinées à cheval, à parfaire son maniement des armes avec le capitaine de la garde, et ses après-midi avec les ministres et les généraux afin d’apprendre à gouverner. Il ne devait pourtant pas succéder au roi, mais il occuperait sans doute une haute fonction dont il voulait se montrer digne dès à présent. Ces saines activités lui procuraient une musculature confiante, un regard droit et un front soucieux que je rêvais d’adoucir.
J’avais souvent tenté de modérer mes ardeurs, Calaf était destiné à quelques princesses de hautes lignées, je ne devais pas l’oublier. Que pouvait espérer une esclave ? Je savais ma vie dédiée au service du roi et j’en concevais de la gratitude. Logée, nourrie, bien traitée, peu de filles à l’extérieur de la cité pouvaient se prévaloir d’une vie si facile. J’étais née ici, d’une mère esclave que Taïzu avait sauvée du limogeage. J’étais satisfaite de mon destin.
Si seulement Calaf avait montré quelque appétit charnel… je me voyais bien assouvir dans l’ombre ses désirs les plus crus, ceux que sa légitime épouse ne pourrait assumer. Il suffirait qu’il me sonne, j’accourrais, pressée de le contenter.
Lorsque j’étais chargée de nettoyer la bibliothèque dont Taïzu prenait grand soin, j’aimais inventorier les gâteries et positions que j’observais sur les enluminures d’un livre hindou, en accordéon — avec deux réglettes en bois pour protéger ses pages. Je fantasmais de prodiguer à Calaf pareilles étreintes. L’une d’elles m’avait émoustillée tout un après-midi. On y voyait une femme agenouillée qui gobait en entier le membre d’un homme heureux. J’y songeai avec gourmandise. Voilà que ces pensées ranimaient ma fougue du matin ! Malgré la menace de Ping, j’avais la tête embrumée de désir.
Il fallait que je me remette au travail, Xianmei me gronderait si elle me trouvait à rêvasser. Je rangeai en soupirant le nécessaire de toilette du roi Taïzu et la soie noire de mon hanfu caressa la pointe de mes seins. J’aurais aimé m’allonger un instant pour soulager mon trouble. Quel démon m’habitait ?
Ce n’était pourtant pas le moment, la tension devenait palpable au palais. Depuis plus de deux cents ans, les six provinces du Nanzhao vivaient unifiées et notre royaume avait reçu l’approbation de l’Empereur chinois de la Dynastie Tang. Mais il n’en avait pas toujours été ainsi, auparavant, des guerres avaient opposé le Nanzhao à ses voisins chinois, mais aussi tibétains.
Lors des dernières décennies, nos rois, poussés par l’enjeu du commerce maritime le long de la côte, avaient bataillé pour la Birmanie, le Sichuan, le Nord-Viêtnam et la province chinoise de Lingnan. Fort de ses victoires, le grand-père de Taïzu traitait sur un pied d’égalité avec la Chine. Il souhaitait recevoir le titre d’empereur, mais les affrontements recommencèrent, et Nanzhao perdit le Sichuan. Nos visées expansionnistes prirent fin.
Taïzu hérita d’un royaume déclinant, surveillé de près par son puissant voisin chinois. Profondément bouddhiste, pétri de sagesse confucéenne, mon souverain aspirait à la prospérité du peuple. Les honneurs, les titres et la richesse l’intéressaient peu, il désirait simplement maintenir la paix en son royaume. Il se rendait chaque année à Pékin pour se prosterner devant l’Empereur et payer un impôt dans l’espoir qu’on nous laisserait tranquilles. Mais d’année en année, la Chine devenait plus gourmande, plus méfiante, plus belliqueuse.
J’entendis Xianmei m’appeler depuis le couloir. Je lissai mes vêtements pour reprendre contenance, je ne devais pas contrarier mes supérieurs si je voulais rester au service du roi. L’idée que les longs ongles de Ping puissent m’effleurer m’évoquait des limaces me bavant sur la peau. Je me hérissai de dégoût et courus rejoindre Xianmei.
— Où te cachais-tu ? Le roi a commandé du thé.
— Je lui apporte immédiatement.
— Et ce matin ? Tu ne m’as rien dit.
— Plus tard, je ne veux pas faire attendre Taïzu, répondis-je en m’éloignant.
Je craignais de la décevoir, de l’attrister. Il faudrait pourtant que je lui avoue ma défection. Je passai par les cuisines, puis le cœur serré, je me dirigeai vers les salons royaux.

L’absence du crieur ne m’étonna pas. Taïzu négligeait souvent le lourd protocole. Comme esclave personnelle du roi, je pouvais entrer sans être annoncée, je travaillais en silence, comme son ombre. Le plateau d’argent dans une main, je m’apprêtais de l’autre à écarter la portière de brocart quand des éclats de voix arrêtèrent mon geste. J’attendis, le souffle court.

Ping se trouvait auprès de son père. 
Et ils parlaient de moi.


* Fin de l'extrait *


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